Frédéric Gros : Marcher, une philosophie
Marcher, une philosophie
Carnets nord, 290 pages, Août 2009
Dos de l’ouvrage :
"La marche à pied connaît de plus en plus d’adeptes qui en recueillent les bienfaits : apaisement, communion avec la nature, plénitude… Nous sommes très nombreux à bénéficier de ces dons. Marcher ne nécessite ni apprentissage, ni technique, ni matériel, ni argent. Il faut juste un corps, de l’espace et du temps.
Mais la marche est aussi un acte philosophique et une expérience spirituelle. Allant du vagabondage au pèlerinage, de l’errance au parcours initiatique, de la nature à la civilisation, l’auteur puise dans la littérature, l’histoire et la philosophie : Rimbaud et la tentation de fuite, Gandhi et la politique de résistance, sans oublier Kant et ses marches quotidiennes à Königsberg.
Et si l’on ne pensait bien qu’avec ses pieds ? Que veut dire Nietzsche lorsqu’il écrit que « les orteils se dressent pour écouter » ? C’est ce que l’on cherche ici à comprendre. A la fois traité philosophique et définition d’un art de marcher, ce livre en réjouira beaucoup, qui ne se savaient pas penseurs en semelles."
Frédéric Gros est professeur de philosophie à l’université Paris XII. Il a travaillé sur l’histoire de la psychiatrie (Création et folie, P.U.F.), la philosophie de la peine (Et ce serait justice, Odile Jacob) et la pensée occidentale de la guerre (Etats de violence, Gallimard). Il a édité les derniers cours de Michel Foucault au Collège de France.
Plutôt que de présenter cet ouvrage essentiel, pièce choisie d’un marcheur inspiré, je vous propose quelques extraits illustrant toute sa beauté, son intensité et son extrême simplicité qui rend son propos à l’évidence de l’émotion et de la raison, ici parfaitement en harmonie.
"Car le marcheur est roi (Dion Chrysostome, sur la royauté (4ème discours) : la terre est son domaine " (p.188)
"Le plaisir pris à savourer le long des routes des baies sauvages ou à sentir sur les joues la caresse d’une brise. La joie de marcher et de sentir son corps avancer ’comme un seul homme ‘. La plénitude de se sentir exister. Et puis le bonheur, ce sera le spectacle d’une vallée violette sous le couchant, ce miracle des soirs d’été, ne durant que quelques instants, où chaque teinte, écrasée tout le jour par un soleil d’acier, dans une lumière d’or se livre enfin et respire."(p.197-198).
Marcher à pied est pratiqué par tous ou presque.
"La marche, on n’a rien trouvé de mieux pour aller lentement. Pour marcher il faut d’abord deux jambes. Le reste est vain." (p : 8)
Marcher c'est être libre.
"D’abord il y a la liberté suspensive (…) Tout ce qui me libère du temps et de l’espace m’aliène à la vitesse.(…) (p.12). La marche permet de n’être plus pris dans la toile des échanges, n’être plus réduit à un nœud du réseau qui redistribue des informations, des images, des marchandises » et de « s’apercevoir que tout ceci n’a de réalité et d’importance que celles que je lui prête.(p : 13)."
"La deuxième liberté est agressive, plus rebelle.(p.13) La suspensive ne permet, dans nos existences qu’une « déconnexion » provisoire : je m’échappe du réseau quelques jours, je fais sur des sentiers déserts l’expérience du hors système. Mais on peut aussi décider de rompre. On trouverait ici facilement des appels à la transgression et au grand dehors dans les écrits de Kerouac ou de Snyder : en finir avec les conventions imbéciles, avec la sécurité endormeuse des murs, avec l’ennui du Même, l’usure de la répétition, la frilosité des nantis, et la haine du changement. (…) La décision de marcher (…) se comprend cette fois comme l’appel du sauvage (The Wild). On découvre dans la marche la vigueur immense des nuits étoilées, des énergies élémentaires, et nos appétits suivent : ils sont énormes et nos corps comblés.(…) Il s’agit de rencontrer une liberté comme limite de soi et de l’humain, comme débordement en soi d’une Nature rebelle qui me dépasse. (…) Marcher finit par réveiller en nous cette part rebelle archaïque(…) parce que marcher nous met à la verticale de l’axe de la vie.(...) En marchant on échappe à l’idée même d’identité, à la tentation d’être quelqu’un, d’avoir un nom et une histoire.(…) La liberté en marchant c’est de n’être personne, parce que le corps qui marche n’a pas d’histoire, juste un courant de vie immémoriale." (p.14-15).
"L’ultime liberté du marcheur est plus rare. C’est un troisième degré, après le retour aux joies simples et la reconquête de la bête archaïque. C’est la liberté du renonçant. Heinrich Zimmer, un des grands savants indianistes, nous rapporte qu’on distingue, dans la philosophie hindoue, quatre étapes sur le chemin de la vie. La première est celle de l’élève de l’apprenant, du disciple. (...) Dans une deuxième étape l’homme, devenu adulte, au midi de son existence, devient un maître de maison.(…) Il accepte de porter les masques sociaux qui lui fixent un rôle dans la société et la famille. (...) Plus tard, dans l’après-midi de sa vie, l’homme peut rejeter d’un bloc les devoirs sociaux, les charges familiales, les soucis économiques et il se fait ermite (…) Et le pèlerin enfin succède à l’ermite dans ce qui doit être l’interminable et glorieuse soirée d’été de nos existences : une vie désormais faite d’itinérance, où la marche infinie, ici et là, illustre la coïncidence entre le Soi sans nom et le cœur partout présent du Monde. C’est la plus haute liberté, celle du détachement parfait. (…) Indifférent au passé et au futur, je ne suis rien d’autre que l’éternel présent de la coïncidence..(…) Et on se sent libre parce que, dès qu’il s’agit de se rappeler les signes anciens de notre engagement dans l’enfer – nom, âge, profession, carrière – , tout, absolument, apparaît dérisoire, minuscule, fantomatique." (p. 17,18 ,19 ).
Vous l’aurez compris ce livre nous propose une approche de la marche en tant qu’acte philosophique et expérience spirituelle, en prenant à témoin quelques-unes des grandes figures littéraires, philosophiques ou historiques chez qui la marche a favorisé des dispositions de pensée uniques et stimulé l’inspiration. Ces rencontres alternent avec des approches mystiques et culturelles qui sont autant de chapitres courts et délicieux traitant, par exemple, de l’éternité, de la solitude, de la lenteur, de la gravité, de la flânerie ainsi que des diverses formes de la marche, du pèlerinage à la marche urbaine.
Le sommaire de l'ouvrage constitue par lui-même un révélateur de ce contenu admirable.
Marcher n’est pas un sport.
Libertés.
Pourquoi je suis si bon marcheur (Nietzsche).
Dehors.
Lenteur.
La rage de fuir (Rimbaud).
Solitudes.
Silences.
Les rêves éveillés du marcheur (Rousseau).
Eternités.
La conquête du sauvage (Thoreau).
Pèlerinage.
Régénération et présence.
La démarche Cynique.
Les états du bien-être.
L’errance mélancolique (Nerval).
La sortie quotidienne (Kant)
Promenades.
Jardins publics.
Le flâneur des villes.
Gravité.
Élémentaire.
Mystique et politique (Gandhi).
Répétition.
Pour l’auteur, comme pour Rousseau ou pour Nietzsche, marcher s’est s’ouvrir la capacité de penser : "Jamais je n’ai tant pensé, tant existé, tant vécu, tant été moi, si j’ose dire ainsi, que dans les voyages que j’ai faits seul et à pied".
Car "le vrai sens de la marche, ce n’est pas vers l’altérité (d’autres mondes, d’autres visages, d’autres cultures, d’autres civilisations), c’est à la marge des mondes civilisés, quels qu’ils soient. Marcher, c’est se mettre sur le côté : en marge de ceux qui travaillent, en marge des routes à grande vitesse, en marge des producteurs de profit et de misère, des exploitants, des laborieux, en marge des gens sérieux qui ont toujours quelque chose de mieux à faire que d’accueillir la douceur pâle d’un soleil d’hiver ou la fraîcheur d’une brise du printemps" (p : 130,131).
"On ne marche pas pour tuer le temps, mais l’accueillir, l’effeuiller au fil des pas, secondes, pétales.Thoreau écrivait : « On ne peut pas tuer le temps sans aussitôt blesser l’éternité" (p.252).
"On n’a besoin en marchant que du nécessaire. Marcher, c’est vivre d’une existence décapée (le vernis social a fondu), délestée, débarrassée des adresses sociales, purgée du futile, des masques ; le nécessaire est un niveau au-dessous de l’utile. L’utile, c’est ce qui intensifie une puissance d’agir, augmente une production d’effets, accroît une compétence. L’inutile, le superflu c’est tout ce qui demeure concédé à l’appréciation des autres ou à sa propre vanité. Juste en dessous de l’utile, il y a le nécessaire. Il est l’irremplaçable, l’incontournable, le non substituable. Son absence se paye aussitôt par un blocage, un arrêt, la souffrance. Des chaussures solides, des vêtements de protection ou de rechange, des provisions, de la pharmacie, des cartes géographiques,… pour le simplement utile, on trouve toujours des équivalents naturels : branches (pieux, bâtons, cannes), herbes (serviettes, coussins)… Un dernier niveau, c’est celui de l’élémentaire (…) L’élémentaire se révèle comme plénitude de la présence. Le nécessaire se distingue encore de l’utile. L’élémentaire ne s’oppose plus : Il est tout pour celui qui n’a rien. L’élémentaire c’est la couche première, archaïque, dont on ne peut que très peu éprouver la consistance, car elle ne se donne dans sa pureté qu’à celui qui s’est, à un moment, débarrassé du nécessaire. La marche, parfois, par instants, le fait sentir…." (p. 252, 253, 254).
Frédéric Gros nous livre avec cet ouvrage une balade sincère et généreuse, pleine de sagesses acquises dans les livres et sur les chemins, pensées réfléchies sur notre société droguée de cette vitesse qui fait oublier la vraie nature des choses et des êtres et surtout de soi-même.
Un hymne à l’harmonie du monde et à « la joie comprise comme plénitude, celle d’exister » que la marche permet de goûter. Laissons-lui la parole pour conclure :
« La liberté en marchant, c’est de n’être personne, parce que le corps qui marche n’a pas d’histoire, juste un courant de vie immémoriale. (…) Sans doute, dans cette grande liberté exaltée par la génération déchirée de Ginsberg ou Burroughs, dans cette débauche d’énergie qui devait déchirer nos existences et faire exploser les repères des soumis, la marche dans les montagnes constituait un moyen parmi d’autres, d’autres qui comprenaient les drogues et les alcools, les beuveries, les orgies, par lesquels on tentait d’atteindre l’innocence. Mais elle laisse apercevoir un rêve : marcher comme l’expression du refus d’une civilisation pourrie, polluée, aliénante, minable. » (p : 15, 16).
ALORS MARCHONS ET RÊVONS !
Desmodus 1er