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LE VAMPIRE RE'ACTIF, le blog culturel et littéraire de la maison d'édition Le Vampire Actif
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3 novembre 2025

NOUVEAUTÉ : publication du Vampire Actif : Ferpent, soleil par terre, Lionel-Edouard MARTIN

Ferpent, soleil par terre

Le nouveau roman de Lionel-Édouard MARTIN

 

Comme il en a coutume, Albert, un très vieil homme, est assis sur la terrasse, à l’étage de la maison de ses enfants qui désormais l’hébergent. Il regarde passer les voitures au-delà de la haie de troènes, remâche ses souvenirs, prête l’oreille aux bruits de la demeure – à ceux surtout provenant du sous-sol. À sa voix intérieure se mêlent celles de ses proches, développant l'histoire de gens de peu où s'agrègent les thèmes, de la mémoire, du désir, de l’héritage familial, et du deuil…

Extrait, (chapitre 12)

« …Ils étaient tout un groupe de Piémontais, des jeunes, ça remonte aux années 1925. Pourquoi, comment, sont arrivés jusqu’ici, mystère : mais un jour, ils y furent, cherchant leur pain sur la place, et prêts à faire n’importe quoi, récolter les patates, pousser la brouette sur les chantiers, peinture, pourvu d’avoir chopine et croûte. Un, Médard, qui tirait sur l’accordéon, c’est dire : des gens qui n’avaient pas de démain, courageux, pas des ventres mous. Mais justement : on embauchait à la fonderie : nos gars, même les plus moustachus, les plus forts en gueule, le feu leur faisait peur. Eux autres, ils mitonnaient dans leur pays le charbon de bois, vous avaient avec la braise une familiarité, les brûlures les faisaient rire.

Sont restés, chapeaux de feutre et foulards de coton.

Le jour ils coulaient la fonte ; s’abreuvaient à même de hautes cruches en argile. Ils en prenaient, de l’eau dans leur corps, dame, la chaleur y venait s’emplir comme une vache à la rivière. Foulard rouge, feutre noir : on aurait dit des crépuscules d’été, sortant de l’usine, chacun sur son vélo. Des crépuscules pédalant vers la ville : ils prenaient l’apéritif au Café du Commerce, en face de la sous-préfecture ; attablés devant le quinquina, le Bartissol, le Noilly Prat, ils rendaient du soleil, leur seule présence illuminait la salle…

… Au début, les gens les toisaient de regards de fouines, presque féroces ; les gens : nos bourgeois, nos ouvriers, l’œil à cocarde et morgue pour qui venait d’ailleurs et pauvre – en tout cas pas riche, à part couteau, mouchoir, ils n’avaient pas grand-chose en poche – et leur queue, dame, j’en ai vite eu la preuve.

Il faut comprendre, je ne jette pas la pierre : ces établissements d’étrangers, c’est comme de greffer le cœur d’un autre à un malade, le sang le repousse de toutes ses forces, ça ne coule pas de source, mais ça finit par ne faire qu’une seule même chair quand le sang prend l’habitude. À la longue, comme le samedi soir l’accordéoniste tirait parfois sur son engin pour la rengaine et qu’ils faisaient, ses camarades et lui, l’effort de causer avec nos mots – s’y mettant d’ailleurs plutôt mieux que bien, gardant aux lèvres juste un petit accent rouleur de « r » qui faisait leur charme, un sourire de langue : tout doucettement, leurs yeux, à nos bonnes gens, se sont faits plus tendres, leur ont creusé les tempes de pattes d’oie rieuses, des rides de déridés.

D’abord, on leur a payé le coup de rouge ; ils chantaient pour remercier, des airs entraînants, tyroliennes, dès qu’ils ouvraient la bouche c’était la belle lumière. Ensuite la goutte : et ça rechantait plus fort, applaudissait, roucoulait dans leur patois.

On aimait bien. Ne fallut pas longtemps pour qu’on leur déverrouille nos portes et qu’on les invite à nos bals. – À l’époque, le dimanche après-midi, ça guinchait dans les arrière-salles d’hôtels, sur la sciure on glissait la mazurka.

… Rien que d’y repenser, ça me zèbre dans les reins : l’orage, ceux d’alors, pleins de décharges endiablées, ceux d’aujourd’hui n’ont plus rien d’électrique, leurs éclairs ont la queue molle.

Ils étaient droits, les Italiens, la taille bien prise, secs comme des courlis.

C’est là qu’Albert, je l’ai connu, je tenais le bar, je lui servais le vin blanc.

Lui, dans sa bouche, ça n’allait pas trop bien, pas si bien que chez les autres, le français, je le comprenais mal. Sans compter le bruit de l’orchestre et des danseurs : je le faisais répéter, moi-même je hurlais pour me faire entendre. On criait à qui mieux mieux dans le vacarme, le batteur vous cognait enthousiaste sur les cymbales et la caisse claire ; et ceux qui voulaient boire, et demandaient après le demi, le rouge limé, la limonade.

J’essuyais mes verres en le regardant tournicoter.

On se l’arrachait, cet homme, même les demoiselles de bonne famille, carnet de bal, tout leur tralala, résille d’argent, minaudières. Qu’est-ce qu’il avait donc dans le corps pour autant donner ?

Pas seulement sa droiture du jarret jusqu’à la nuque, je crois, mais son côté lumière, bronze au visage, la moustache éméchée par le feu. Et ça dans la bouche, ces paroles empêtrées, qu’on aurait dit qu’il suçait sa barbe, un rayon de soleil, de soleil ou de miel… »

 

Dans la veine de ses romans précédents, Lionel-Édouard Martin signe, avec Ferpent, soleil par terre, un texte polyphonique, marqué des accents poétiques propres à son écriture dont une bel exemple se trouve dans les 140 courts textes de prose poétique regroupés dans Brueghel en mes domaines.

La créativité suggestive de la langue populaire redonne  ici vie à une humanité humble et chaleureuse, à ses travaux et à ses jours, à ses habitudes et à ses rites, dans un village du Poitou des décennies d'après-guerre. Cette langue savoureuse, qui fait penser à celle de Céline ou de Giono, nous laisse entendre parler Les Gens de peu - qu'a célébrés Pierre Sansot -, de leur vie modeste quotidienne mise en valeur par le sens du détail et le relief de la langue pleine d'humanité chaleureuse.

« … Bate ’l fer mentre ch’a l’é càud, n’ont qu’à le battre à ma place, le fer, tant qu’il est chaud : mais ont-ils seulement l’idée de ce que c’est, le fer chaud, tellement pas chaud qu’il en coule, le serpent, rouge, hein, le ferpent fondu ? Battre un sanglard, comme on l’appelle ici, la grosse couleuvre couleur de sang – tape, tape donc, bats donc, tant qu’elle est chaude au bon soleil, mais non, t’aurais bien trop la trouille, hein, devant la bête et puis ça sert à quoi ?… ».

Cette peinture d'une époque à travers ses rituels et ses objets a quelque chose des Mythologies de Roland Barthes et de ces Vies minuscules, pour parler comme Pierre Michon, qui manquent peut-être de spectaculaire et d'élévation mais n'en sont pas moins intéressantes et émouvantes, tantôt prenantes, tantôt pittoresques. Et puis il y a ce jeu subtile, avec la langue parlée populaire, qui aboutit à un style littéraire efficace comme, exemple parmi d’autres, une tournure du genre : « Je suis tellement pas rapide qu'Usain Bolt, il ne verrait que mon dos »

          Ce texte magnifique compose avec celui de La Vieille au buisson de rose (en réimpression) et de Nativité cinquante et quelques, un triptyque inoubliable.

     Cet ouvrage sera présenté au Salon L’Autre Livre 

les 21, 22 et 23 novembre,

     à la Mairie du Vème arrondissement à Paris.

 

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