Un homme de Philip Roth
Je viens de lire votre passionnant article sur la mort interdite qui s'appuie sur votre lecture de La bête qui meurt. Je n’ai jamais posé de mots sur ma lecture de ce roman. Mais maintenant, je me souviens. Je m’étais volontairement isolé dans une mezzanine minuscule et j’avais littéralement l’impression que le livre me dévorait.
Je n’ai pas posé de mots non plus après la lecture de Un homme, l’avant dernier roman de Philip Roth. (Il me semble, chère Irma, qu’il va falloir faire un pas de plus dans votre exploration de la mort interdite, et lire ce livre.) Un homme est plus dépouillé encore que La bête qui meurt. Dans Un homme, la mort gagne du terrain. Elle fait plus qu’encercler l’auteur. Dans la bête qui meurt, ce sont les autres qui sont malades, ami ou maîtresse. Dans d’autres livres de Roth encore, ce sont les autres qui meurent : le Théâtre de Sabbath débute sur la disparition d'un amour, la femme d'une vie ; dans la Contrevie, le frère de l’écrivain Zuckerman meurt et renaît, la mort n’est encore qu’un songe, une mise en scène de romancier pour s’illusionner sur la toute puissance du roman. La construction enchâssée de la Contrevie permet l’exploration des possibles et la mort n’est qu’un possible parmi les possibles. Dans Un homme, il n’y a pratiquement plus d’artifices. Et la mort des autres n’est plus un spectacle qui permet de tenir à distance sa propre mort. (Oui, il faut échapper à l’illusion que c’est parce que nous avons su lui tenir tête que la mort frappe toujours à côté. Nous serons toujours les témoins de la mort des autres, mais cela ne signifie pas que nous sommes invincibles.) Dans Un homme, Philip Roth se met en scène, comme souvent, sous les traits d’un personnage principal dont nous sont contés les déraillements physiques. Il s’agit en quelques sortes d’une épopée intime médicalisée… Mais quand l'auteur employait le « je » du confident dans la Bête qui meurt pour évoquer la mort des autres, dans Un homme, le « il » est de mise, comme si la narration à la troisième personne permettait à l’auteur d’évoquer sa propre mort. Il y a donc, toujours, une mise à distance chez Philip Roth. Toujours un peu de cynisme aussi. Quelque chose qui empêche, peut-être, de ressentir de la compassion envers ses personnages. Je préfère dans ce contexte le mot compassion au mot empathie que vous employez, Irma, car je ressens souvent de l’empathie envers les personnages de Roth, et notamment pour les doubles de l’auteur : Kepesh dans La Bête qui meurt ou Le sein, Nathan Zuckerman dans la Contrevie, et parfois Philip Roth lui-même comme dans Opération Shylock. Le cynisme de Roth n’est pas gratuit. Il est pétri d’indignation : contre l’imbécillité de ses semblables, mais surtout contre la condition humaine, définitivement la chose la mieux partagée. Les doubles de Roth veulent résister jusqu’au bout, même s’ils savent que c’est vain. Ils ont des comportements injustes, préfèrent abandonner, quitter, se détacher, plutôt que d’être surpris par la mort ou ses avatars (l’abandon, la maladie, la rupture amoureuse). Difficile d’éprouver de la sympathie pour eux en effet. Le style de Roth et ses personnages trouvent peut-être leur origine dans un orgueil sans concession. Je pense que Roth possède ce genre d’orgueil qui le pousse à toujours aller plus loin, à tâtonner, à chercher la vérité. Il résiste, et plus il avance vers la mort (qui l’a toujours hanté) plus il résiste, quitte à être aigre (et encore, je crois que Roth écrit aussi pour résister à sa propre aigreur !). Or, c’est vrai, on a parfois bien besoin d’une littérature-baume, d’une littérature qui lâche prise. Philip Roth lui, ne lâche jamais prise.
Cordialement,
David Gray, votre compagnon fidèle sur ces chemins sinueux...