Edgar Hilsenrath Fuck America
Edgar
Hilsenrath, Fuck America
Editions Attila 292 p Février 2009
Mars 1953
Arrivé au cours de l’année 1952 à New-York, profitant du visa
d’immigration sollicité par son père Nathan auprès du Consul Général des
Etats-Unis d’Amérique en Allemagne en 1939, enfin reçu en 1951, Jakob
Bronsky entame son récit en nous annonçant avoir « sorti de la naphtaline
les lettres désespérées de mon père. Tout comme les réponses du Consul Général
des Etats-Unis d’Amérique. Je viens de les lire (il les a donné à
lire en prologue de son ouvrage) à haute voix en modifiant légèrement le texte,
comme à mon habitude, comme quelqu’un qui veut trouver la vérité cachée entre
les lignes.
Je m’imagine
le visage anguleux du consul général, ses cheveux clairsemés, gris, avec une
raie soigneusement tirée sur le côté. Quand il lit les lettres des juifs, ses
yeux d’un bleu glacial luisent de lubricité. Quand il jette les lettres des
juifs dans la corbeille à papier, est-ce qu’il se branle ?
Je vois une gigantesque corbeille à papier avec les lettres des
condamnés à mort. Je vois un torrent de larmes jaillir de la corbeille.
J’entends la voix de la secrétaire dans la pièce à côté : « Monsieur le Consul
Général, il y a une inondation dans votre bureau ! »
J’ai envie de parler de ce Consul Général à quelqu’un, à n’importe
qui. L’endroit idéal, ce serait la cafétéria des émigrants au coin de Broadway
et la 86ème rue. Là-bas, les émigrants sont au courant de tout.
Là-bas, tout le monde me connaît. Tout le monde sait : Lui, c’est Jakob Bronsky,
fils de Nathan Bronsky. Que serait ma vie, je me demande, s’ils ne savaient pas
qui je suis ? » P : 21
Dans cette cafétéria juive, Jakob Bronsky (alias Edgar Hilsenrath)
vient tous les soirs côtoyer tous les autres déracinés, les paumés, les solitaires,
les clochards, les prostituées…, dont il se sent solidaires, avec qui il
partage des tranches de vie, voire des aventures complices.
« D’habitude les émigrants sont assis aux tables du devant,
tout près de la grande vitrine de la cafétéria décorée de gâteaux géants en
plastique de toutes les couleurs. Ils y sont tous les soirs, regardent Broadway
illuminée et l’angle du côté ouest de la 86ème , déconnent à propos
des putes qui trainent dehors, pestent contre l’Amérique et le rêve américain,
se plaignent des grosses bagnoles, de la bouffe insipide, du café infect, des
jobs débiles, maudissent les femmes américaines cupides, donc inaccessibles,
font des projets, des projets de retour en Europe, parlent du passé, mais
jamais de la guerre, parlent du bon vieux temps, des cafés d’antan, « où il y
avait des revues à disposition et où le café était servi avec de la crème
chantilly », parlent des filles qu’ils ont eu « pour trois fois rien… pas comme
ici», parlent de leurs grands appartements d’autrefois de leurs
domestiques, de leurs affaires. A l’époque tout allait pour le mieux : la
bouffe était fraîche, les fleurs sentaient bons, le ciel était plus bleu et les
rues propres. Pas de nègres. Pas de Portoricains. » P : 65 chapitre 5
Jakob Bronsky est petit, parait avoir vieilli trop vite, vit de
peu, travaillant quand il le peut, serveur, gardien de nuit, promeneur de
chiens,…, et quand il n’a plus un cent en poche.
En réalité cela lui est égal. Il croit en sa bonne étoile et n’a
peur de rien. Il n’a qu’un objectif auquel il consacre toute son énergie,
écrire le livre de son expérience de la seconde guerre mondiale en Europe et
des ghettos.
« Bronsky, je me dis. Tu n’as pas le droit de t’enrhumer .Tu as de
grand projet pour cette semaine. Tu dois travailler sur ton roman, ton roman
basé sur des évènements que tu as vécus, ces évènements que tu dois faire
sortir – sortir du gouffre – pour les mettre en suite, en prenant quelques
libertés, sur le papier. » P : 58 chapitre 4
Cette réalité, il aurait pu y échapper si son père avait reçu les
fameux visas tant sollicités.
« Très Cher Monsieur le Consul Général,
Depuis hier, ils brûlent nos synagogues. Les nazis ont détruit mon
magasin, pillé mon bureau, chassé mes enfants de l’école, mis le feu à mon
appartement, violé ma femme, écrasé mes testicules, saisi ma fortune et clôturé
mon compte bancaire. Nous devons émigrer. Il ne nous reste rien d’autre à
faire. Les choses vont encore empirer. Le temps presse. » p : 10
Les réponses du Consul Général aux courriers de Nathan sont
édifiantes de froideur circonstancié et de cynisme, et le visa arrivera… douze
ans plus tard, permettant à Jakob et à sa famille, miraculeusement épargnés, « des exceptions
», en ayant vécu caché dans des poubelles, ou dans une cave ou errant sur les
routes de l’Europe centrale, « ayant perdu leurs âmes », avec « leurs yeux sans éclats
, emportés par
les six millions» de franchir l’Atlantique.
“C’est vrai qu’Hitler a gazé les Juifs?”
« C’est vrai.
»
« Pourquoi il
t’a pas gazé ? »
« J’ai eu du
bol, faut croire »
« T’as sauté
de la chambre à gaz, c’est ça ? »
«
Probablement. »
« Tu ne te
rappelles plus ? »
« Non, plus du
tout. » p : 43, dialogue du grand noir au
chapeau mou blanc et de Bronsky.
Ce projet, qui prend forme au fur et à mesure que progresse le
roman autobiographique, reste longtemps une énigme jusqu’à la confession qu’il
fait à Mary Stone, star de l’émission télévisuelle « L’HEURE PEDAGOGIQUE », « la psychologue la plus
célèbre des Etats-Unis » qu’il imagine en rêve être devenue sa
maîtresse. Il lui raconte de manière fort étrange (étrangeté que l’on retrouve
dans l’écriture de la quasi totalité de l’ouvrage) la montée du nazisme, la
façon dont les nazis ont détruit les villes, massacrés les habitants, parquer
les juifs dans les ghettos, les ont affamés, pourchassés, massacrés, ont
installé les camps de concentration et la solution finale ...
Cette dernière partie de l’ouvrage est en tout point remarquable
avec des passages d’une intensité rare.
« Le
premier Jakob Bronsky n’est qu’une pensée. Une pensée que j’avais chassé
autrefois car elle m’effrayait. Si aujourd’hui le premier Jakob Bronsky pouvait
encore me parler, il me raconterait l’histoire suivante : Moi, le premier Jakob
Bronsky, je ne suis qu’une pensée. J’ai vécu dans six millions de corps,
jusqu’au jour où leurs noms furent effacés. Une fois, je me suis glissé dans la
peau d’un garçon de quatorze ans. J’y suis resté un moment. Son Moi devenait
mon Moi, son histoire… mon histoire. »
(…)
« Je pourrais vous raconter l’histoire des six millions, (…) mais la nuit
est trop courte. Je crois que toutes les nuits qu’il me reste à vivre ne
suffiraient pas pour vous raconter toutes ces histoires. Personnes ne peut
vivre autant de nuits. C’est pourquoi je n’en ai raconté qu’une, qu’une seule.
» p : 265
(…)
«
Pendant longtemps, ma mère m’allaita, même après la circoncision.
(…)
La période
d’allaitement fut la période la plus belle. Ma mère avait de gros seins, forts,
chauds et rebondis, avec des mamelons ronds et charnus. Je tétais avec volupté
jusqu’à épuisement. Puis, je pissais paisiblement sur la main qui me tenait,
posais ma petite tête sur l’un des gros seins et m’endormais. » p
: 232
« J’arrivai
dans le ghetto en trompant les gardes. Des morts gisaient à même la rue, parfois
même dans le caniveau, d’autres au milieu de la chaussée, d’autres encore
paisiblement au pied de vieilles maisons. Je demandai à un Juif si ces gens
avaient été fusillés mais il me dit qu’ils étaient juste morts de faim. » p
: 258
Son ouvrage et sa volonté d’écrire intéressent des compagnons
d’infortune, émigrés eux-mêmes, qui l’encouragent à leur manière et le
conseillent.
« Vous
avez écrit Monsieur Bronsky ? »
« Oui,
Monsieur Grünspan. »
« Monsieur
Selig m’a raconté que vous écriviez un roman. »
« Très juste
monsieur Grünspan »
« Il a parlé
d’un trou. D’un trou dans votre mémoire. »
« C’est exact,
Monsieur Grünspan . »
« Vous voulez
combler ce trou. C’est bien ça ? »
« Oui. C’est
bien ça. »
« C’est vous
le héros du livre ? »
« Ça se
pourrait. Mais j’écris à la troisième personne, bien que le livre soit
autobiographique. »
« Je comprends
», dit Grünspan. « A la troisième personne. Donc le héros est un homme. »
« Evidemment.
Le héros est un homme. »
« Quel genre
d’homme ? »
« Un homme
solitaire. »
« Un branleur
? »
« Qu’est-ce
que vous voulez dire ? »
« Un homme
solitaire, c’est toujours un branleur », dit Grünspan.
« Mais mon
livre n’a rien à voir avec la branlette. C’est un livre grave. »
« Ça ne change
rien », dit Grûnspan. Si c’est un homme solitaire, c’est un branleur. »
(….)
« Le Branleur
? »
« Le Branleur
! »
« Un titre de
best-seller », dit Grünspan. « Moi, à votre place, je ne changerais pas ce
titre. Un titre génial : LE BRANLEUR! p : 69
(…)
Le germaniste
Rosenberg dit :
« Un titre profond,
énigmatique !
Les critiques
vont se creuser
la cervelle. »
p : 79
Chaque chapitre raconte la galère et les mésaventures successives,
certaines décrites avec un humour décapant, de ce juif allemand à la recherche
d’un abri pour la nuit, d’une bonne combine pour dîner à l’œil (l’épisode de la
Coupole de Montparnasse est une réelle scène cinématographique), d’un bon coup
à tirer pour pas cher, qui lui redonne du courage et stimule son écriture.
« Que fait
Jacob Bronsky un samedi soir ? Il pourrait se rendre à Times Square, dans l’un
des cinémas à deux sous, se taper une branlette. Il pourrait lever une petite
pute. Il pourrait aller danser, au Roseland par exemple. Il pourrait se balader
sur Broadway, entre la 72ème et la 96ème rue,
aller-retour. Une fois la nuit tombée, Jakob Bronsky décide que le plus
raisonnable, c’est d’aller à la cafétéria des émigrants. Là-bas, il pourra
manger un morceau, pas cher et pas mauvais. »
Jakob Bronsky ne cesse de se laisser aller à des rêves fantasmés
comme sur le cul de la secrétaire de direction de son futur éditeur, M.
Doublecrum, beauté séduisante, évocation qui génèrent des situations loufoques.
« Je
m’imagine ce cul que je n’ai jamais vu, d’aspect tout à fait ordinaire : le
prolongement dorsal ordinaire d’une secrétaire de direction ordinaire de
Madison Avenue. (…) La voilà assise avec ses gros nichons et ses grands yeux.
Elle me regarde en souriant sans me voir… ».
Il imagine alors une soirée mondaine au cours de laquelle les jeux
des faux semblants et du paraître triomphent, ce qui lui autorise des
réflexions sur la société américaine.
« Il
est inexact de dire qu’ici l’amour est uniquement une question d’argent. Celui
qui, dans ce pays, désire une fille qui ne tapine pas et n’est pas une
call-girl ou quelque chose dans le genre – une fille de l’autre espèce si l’on
peut dire -, pour celui-là, l’amour dépend avant tout de l’aura de réussite
qu’il est tenu, en tant qu’homme de dégager. Si toi, Jacob Bronsky, tu devais
rencontrer une telle fille, elle se posera les questions suivantes : Qui est
Jacob Bronsky ? Pourquoi écrit-il dans une langue qui n’est pas « in » et
qui n’est parlée que de quelques greenhorns ? Où ces gribouillages le
mèneront-ils ? A rien, probablement. Que sait-il, Jakob Bronsky, de l’american
way of life ? Sait-il, Jakob Bronsky, que seule la réussite compte, et rien
d’autre? Est-ce un mec qui écrase l’autre sans le moindre scrupule tout en
croyant au bon Dieu ? Sait-il que notre monde est un monde paradisiaque ?
Croit-il, Jakob Bronsky, à l’infaillibilité de notre système ? Connaît-il les
idéaux de nos ancêtres, ceux arrivés avec le premier navire, le Mayflower, et
que penses-t-il de la culture Coca-Cola ? Croit-il, Jakob Bronsky, au rêve
américain ? …. » p : 100
Cette interrogation est constante dans le livre. Jakob Bronsky
(Edgar Hilsenrath) ne porte pas dans son cœur le pays de la Liberté. Pour lui,
c’est un lieu où l’on est effectivement libre, libre d’errer en pauvre
écrivain, comme un vagabond. Le rêve américain, la société américaine, est une
jungle où les plus forts dominent sans vergogne, où le « paradis » est
inaccessible à la multitude et réservé à une poignée, ou un écrivain, nouvel
arrivé, est ignoré, laissé pour compte, seul, sans soutien.
Il souffre. C’est qu’il est écartelé entre un passé bien réel,
trop présent et douloureux , qu’il ne peut évacuer, impossible à oublier, à
digérer, qu’il doit écrire, un présent pitoyable, frustrant, déboussolé, dans
ce paradis tant espéré qui n’existe pas, et un futur qui ne peut se construire
qu’avec l’achèvement de son ouvrage, nécessaire thérapie expiatoire.
Jakob Bronsky est en permanence dans cette vacuité, dans cette
incertitude, dans cette hébétude seul sa volonté, son humour, son insolence ses
réparties jubilatoires, ses horions et ses boutades le sauvent.
Son journal intime, qu’il tente de rédiger avec des bouts de
crayons retaillés sur des cahiers de brouillons au mauvais papier est un témoin
de ce mal-vivre.
« Je note rarement des choses dans mon journal intime. La plupart
des feuilles sont vierges, ont un aspect énigmatique et dégagent des mystères :
du papier blanc, à deux sous, de chez Woolworths. Une fois seulement, fin juin,
je me suis décidé à prendre quelque note. J’ai écrit : Hier, le 23 juin 1953,
Jakob Bronsky a fini le chapitre cinq. « Le Branleur » progresse. »
Ce roman qu’écrit Jakob Bronsky est en fait le premier roman
d’Edgar Hilsenrath, « Nacht », dont la prochaine traduction en français est
heureusement annoncée par l’éditeur Attila.
Le lecteur comprendra, je l’espère, à travers cette trop brève
présentation, que « Fuck America » est un roman explosif, qui bouscule la
narration et les idées convenues.
Il bouscule la narration au même titre que les écrits cousins de
Fante, de Bukowski, de Roth, de Kerouac ou encore de Ginsberg (Jakob Bronsky
est d’ailleurs le cousin de Bandini et de Chinaski). La langue est
irrévérencieuse, drôle et réaliste, parlée et très imagée, provocante, salace
parfois. Le héros parle de lui à la première personne, à la troisième personne
mais également à la seconde personne pour s’interpeller, se houspiller, se
stimuler et prendre de bonnes résolutions (chapitre huit par exemple).
Il s’affranchit des idées convenues en traitant, dans une langue
simple et directe, des pensées complexes et des faits horribles. Cet ouvrage
daté de 1980, n’avait pas trouvé d’éditeur en Allemagne en raison de son
caractère sulfureux, irrévérencieux, provocateur, drôle même, en traitant de la
Shoah. Cette raillerie est une façon de dire et de parler de cette période
vécue par l’auteur, une manière de conjurer l’horreur et le désespoir que fait
naître la possibilité de tels actes humains. Le livre fut donc publié aux
Etats-Unis avant que de l’être enfin en Allemagne.
Les éditions Attila le publie aujourd’hui en France.
Ce bel objet, à la prise en main très agréable et
sensuelle, est magnifiquement traduit par Jörg Stickman, né en Allemagne
en 1968, arrivé en France à sa majorité, qui après avoir occupé de
multiples emplois, a travaillé à la traduction de nombreuses pièces de théâtre.
Fuck America est le premier roman qu’il traduit.
Le livre est orné d’une couverture magnifique due au dessinateur
et affichiste allemand, également décorateur d’opérette, Henning Wagenbreth.
Quelques mots sur Edgar Hilsenrath
Edgar Hilsenrath, l’auteur de cet ouvrage remarquable, est né à
Leipzig, en Allemagne, en 1926. Comme son héros, il a vécu très douloureusement
la guerre, a survécu au ghetto, et a émigré aux Etats-Unis après avoir séjourné
en France et en Palestine. Il débarque à New-York (lire l’évocation de
l’arrivée de la famille Bronsky à New-York, l’accueil par de riches parents au
pied de la Statue de la Liberté à laquelle Nathan Bronsky, pensant voir en elle
l’image du Consul Général, lance les deux mots qu’il connaît en anglais «
Fuck America ! »), et, comme son héros, travaille en tant que serveur et garçon
de café pour gagner le minimum nécessaire pour vivre et se consacre à
l’écriture de son premier roman « Nacht ».
A son retour en Allemagne en 1975, son livre est publié par
un petit éditeur, est remarqué par le Spiegel, lui apporte la notoriété et de
nombreux prix et reconnaissances institutionnelles.
Deux livres sont actuellement disponibles en français en livre de
poche, « Le Conte de la pensée dernière » et « Le retour au pays de Jossel
Wassermann ». L’éditeur Attila annonce la publication prochaine de « Nuit
» et de « Le Nazi et le Barbier ».
Desmodus 1er