Roberto Bolaño - 2666 (1)
Je vous écris du Mexique où je suis obligé de rester en
quarantaine. Quarante jours, il me faudra bien cela pour venir enfin à bout de 2666, l’œuvre posthume de Roberto Bolaño.
Vous savez, n’est-ce pas, ce qui m’a mené ici. Vous avez déjà dû le ressentir,
grande lectrice que vous êtes (bien plus que moi). Habituellement, quand je
commence à lire un livre, je reste dedans. Je veux dire par là que je n’en
déborde pas. Je n’ai pas la tentation d’aller au-delà des mots imprimés sur les
pages. En cela, je suis assez croyant (l’auteur a tout pouvoir sur moi, mais
son influence reste limitée à mon esprit, il ne va pas jusqu’à prendre
possession de mon corps). Mais là, ça me démangeait trop. J’ai voulu en avoir
le cœur net. J’ai pris le premier avion pour Mexico. Manque de bol, on frôle
ici le cordon sanitaire. Rien qu’à Mexico on recense plus de cent cinquante
victimes de ce virus grippal qui menace de s’étendre en pandémie (encore que,
si je ne m’abuse, bon nombre de cas ne sont pas officiellement imputés à ce
virus qu’on dit s’être recombiné par l’intermédiaire du porc, et dont on ne
connaît pas vraiment la virulence). Tout à l’heure, dans la rue, une femme a
dit en espagnol : on nous cache des
choses ! Je suis sûre que la situation est encore plus grave que ce qu’on
nous laisse entendre ! Elle portait deux masques l’un sur l’autre. Un
homme a voulu la rassurer : on vous
cache juste ce qu’on ne sait pas... Ce qui n’a pas contribué à rassurer la
femme aux deux masques. Des scènes comme ça, j’en vois dix par jour rien qu’en sortant de mon hôtel pour aller jusqu'au kiosque à journaux.
Je ne vous écris pas de Mexico mais de cette ville étrange
et asphyxiante qu’est Santa Teresa. Depuis quelques années il y a, dans le
périmètre de cette ville, des meurtres inexpliqués, beaucoup de meurtres en
fait, et rien que des femmes. On les compte par centaines. Voilà pourquoi je
suis ici. J’ai voulu sentir l’odeur de la mort, de la décomposition des corps
que l’on retrouve dans les décharges, l’odeur du mystère de la violence aussi.
Tout ça, bien sûr, c’est la faute à Bolaño que je n’aurais pas dû commencer à
lire. J’ai atterri à Mexico puis me suis rendu directement à Santa Teresa, en
passant par Hermosillo. Santa Teresa est au beau milieu du désert du Sonora. La
frontière avec l’Amérique est à deux pas. Il y a un trafic ici dont vous n’avez
même pas idée. Je ne parle pas forcément de narcotrafic. Quoique... Je parle
surtout de ces passeurs, ces polleros,
qui exploitent l’espoir de ces ouvriers miséreux dont beaucoup rêvent de s’installer
en Amérique. (Le rêve n’est pas loin : de la fenêtre de mon hôtel,
j’aperçois l’Arizona.) Je comprends ce qui a attiré Bolaño ici. Il y a un
arrière-plan fait de misère rehaussé d’espoir, quelque chose qui tient à la
fois de la frénésie et de la torpeur. Un arrière-plan propice à quelque chose
de terrible… tout à fait cette « oasis
d’horreur au milieu d’un désert d’ennui. » (Ce sont les mots de
Baudelaire que Bolaño a choisis pour ouvrir son roman).
Je vous enverrai ma chronique de 2666 dès que j’aurai fini ma lecture. J’en suis à la quatrième
partie, la Partie des Crimes (il y a
cinq parties d’inégales longueurs dans 2666)
et j’ai l’impression que les crimes ne finiront jamais. Des meurtriers ont
pourtant été arrêtés et purgent leur peine au pénitencier de Santa Teresa. Mais
d’autres courent toujours. La marque identique de certains crimes ne trompe
pas. On est sûrement en présence d’un ou de plusieurs tueurs en série. Mais
j’ai l’impression que le nombre important de crimes sauvages a légitimé le
meurtre ici. Oui, la violence aussi est de nature virale. Elle se propage
d’hommes à hommes. Et là, à Santa Teresa, il y a un foyer important de violence
qui peut embraser le monde entier. La police, elle, semble dépassée. A moins
qu’elle n’entretienne elle-même la propagation des crimes. Les pouvoirs publics
ne sont jamais assez organisés lorsqu’il s’agit de lutter contre une
contamination invisible. Mais de là à dire, comme cette femme tout à
l’heure : on nous cache des
choses !... Je crois bien, moi, que personne, je dis bien personne, ne
sait réellement ce qu’on nous cache… à commencer par ceux qui nous cachent des
choses…
Bien à vous, chère Irma,
Mes amitiés à Desmodus et à Lestat,
David Gray