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LE VAMPIRE RE'ACTIF, le blog culturel et littéraire de la maison d'édition Le Vampire Actif
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17 mars 2008

Rétrospective Mankiewicz à l’Institut Lumière

chaines_conjugalesL’Institut Lumière propose une rétrospective Mankiewicz du 8 mars au 6 mai 2008. L’occasion pour moi d’y traîner mes guêtres et de découvrir quelques bijoux qui m’avaient échappé. Chaînes conjugales est un de ces bijoux. J’ai manqué ce film une bonne douzaine de fois. Mais le désir de le découvrir est toujours resté intact. (On devrait tous s’empêcher de voir les films qui nous font le plus envie juste pour continuer à éprouver le désir qu’ils suscitent.) Toujours est-il que j’ai maintenant vu Chaînes Conjugales et je n’ai plus qu’un désir : le revoir.

Il faut maintenant que je vous démontre pourquoi vous ne devez pas rater ce film (comme tant d’autres films de Mankiewicz du reste). Si vous ne pouvez pas vous rendre à l’Institut Lumière, vous pourrez le trouver dans un beau coffret de trois DVD (incluant Le Château du Dragon et L’Affaire Cicéron).

Insaisissable éden

Il était une fois trois couples, dans une petite ville d’Amérique où tout le monde se connaissait. Un beau matin d’une journée radieuse, les trois épouses reçurent la lettre d’une quatrième femme, Addie Ross : « Je pars avec le mari de l’une d’entre vous. ». Les trois femmes s’apprêtaient à s’embarquer pour un pique nique sur une île au beau milieu d’un fleuve avec une ribambelle d’enfants. Trop tard pour faire marche arrière. La journée sur l’île sera longue. Dans Chaînes conjugales, l’environnement reste avenant et serein, aménagé pour les promenades d’enfants. Tout est joué plein soleil, les scènes d’intérieur sont éclairées frontalement comme dans les comédies hollywoodiennes de l’époque. Et pourtant, quand on s’attarde sur cette île, les frondaisons frémissent, pleines d’étrangeté. La nature semble interroger la mémoire de ces femmes inquiètes. L’île de Chaînes conjugales, remplie des cris d’enfants, semble aux antipodes du jardin muet de Soudain l’été dernier, ce jardin à l’anglaise où règne le chaos, où les plantes portent des noms bizarres. Et pourtant, il pourrait s’agir du même décor, pris à deux moments différents – avant et après le passage d’un cyclone. Ce sont les deux faces d’un insaisissable éden. La mémoire, le sentiment d’inquiétude, l’anxiété, en ont coupé définitivement l’accès. La nature est muette, étrange, ne semble exister que pour supporter l’état intérieur des personnages, en être l’écran de projection. Que s’est-il passé entre Chaînes conjugales et Soudain l’été dernier, ces deux films clés ? Les névroses sont sorties des têtes, se sont emparées du monde et l’ont transformé. En dix ans, Mankiewicz est passé de la comédie au psychodrame.

Three desperate housewives

La journée est longue. Les trois femmes gèrent les temps morts comme elles le peuvent. Est-ce leur mari qui est parti avec Addie Ross ? Elles ressassent leurs souvenirs, essayent de saisir le moment de vérité, ce moment d’instabilité qui pourrait expliquer un départ du mari. Bref, elles se font peur…

Trois femmes. Trois épouses donc (Three wives, le titre original du film).

1 – C’est à Deborah que revient le premier flash-back. Deborah est une Cendrillon des temps modernes, qui désespère de trouver la robe qui convienne pour paraître aux côtés d’un mari élégant et raffiné au bal de la ville. Car cette Cendrillon n’a pas de marâtre tyrannique, mais un mari qu’elle s’est choisie et qui n’appartient pas à la même caste qu’elle, pauvre fermière qui a fui un jour dans la Marine. C’est donc la plus jalouse des trois épouses, car elle ne sera jamais à la hauteur. Mais c’est aussi par sa jalousie qu’elle éprouve intensément le sentiment amoureux. Deborah est donc Cendrillon, mais une Cendrillon rendue dépressive par son mariage avec le prince. Il y aura toujours entre elle et lui ce décalage originel. Ce n’est donc pas étrange si elle a le mari le plus absent, et le plus fade, le moins apte à la comprendre et à la consoler. Peut-être au fond Deborah n’est-elle amoureuse de son mari que parce qu’elle souhaite se confronter à un monde qui n’est pas le sien. Ce mari absent, le plus révéré et le plus idéal, n’est qu’une membrane translucide qu’il faut traverser pour passer de l’autre côté du miroir.

2 - La deuxième, Rita, est la plus moderne des trois, l’épouse énergique et rassurante, flanquée d’un mari cultivé, drôle et conciliant. Par Rita, le film s’engage dans une critique des médias et de la publicité étonnamment actuelle et très cocasse. Elle se monte le bourrichon pour inviter la directrice de la radio pour laquelle elle écrit des fictions. Elle va jusqu’à pervertir son image, transforme son entourage, essaye de tempérer la gouaille d’une cuisinière ingérable. Pour le mari de Rita, cela s’appelle vendre son âme au diable. Mais la directrice de la radio n’a pas le panache et la sophistication que Rita avait imaginés. Il s’agit d’une matrone psychorigide dont le mari asservi ne sert même pas de faire-valoir. Ainsi, Rita aussi passe à travers le miroir et dans la traversée laisse une bonne part de ses illusions. Dans le temps de la traversée, on aura ri de la dépendance obsessionnelle engendrée par les émissions radios (la modernité du discours, ici, est étonnante). Si les programmateurs concoctent des programmes radio abêtissants, ce n’est pas pour anesthésier volontairement les masses mais parce qu’ils sont pris - déjà - dans la course aux chiffres et à l’audience. Ce sont aussi les premières victimes des manipulations qu’ils font subir à leurs auditeurs, mettant sur un pied d’égalité - en toute bonne foi - l’auteur maison à la mode et Shakespeare. (Je rêverais de tordre le cou à cette directrice de radio si elle n’était pas si drôle.) Dans ce film subtil, la bêtise semble la chose la mieux partagée du monde. Elle plane comme un vautour, et s’abat sur les gens quels que soient leur statut ou leur classe. Ceux qui lui résistent ne sont pas vraiment mieux lotis, obligés de composer avec la bêtise des autres, mais ils ont la consolation d’être séduisants et fringants comme un Kirk Douglas jeune.

3 - La troisième, Lora Mae, est prise dans ses contradictions de femme moderne. Elle s’expose en objet de désir pour cacher un cœur de midinette. Pour elle, le mot mariage tinte de l’écho d’un Empire (ici commercial) et lui met les larmes à l’œil – encore faut-il qu’il ne soit pas prononcé par n’importe qui. Son histoire avec Porter est la plus touchante et la plus complexe, car les rôles habituels sont inversés. Porter lui-même est peut-être un tombeur, mais il a tout de l’homme arrivé un peu maladroit. C’est au premier abord le moins séduisant des trois maris, dans le sens le plus mal embouché, celui qui reste à table, bougon, quand les autres dansent. Echaudé par un premier mariage, c’est lui qui se refuse à Lora Mae qui lui fait pourtant tourner la tête. Par son refus, cet homme ne peut attirer qu’une femme qui rêve de se marier tout en se comportant comme une femme qui flirte. Dès le départ, leur relation repose donc sur un porte-à-faux. (J’ai pensé à la fameuse phrase de Lacan : « l’amour c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. ») C’est à mon avis chez ce troisième couple que la dynamique amoureuse est la plus actuelle. Quelque chose vibre, se tend, se rétracte, passe de l’un à l’autre qui n’est pas du même ordre que chez les deux premiers couples. L’amour que se portent les deux premiers couples est établi dès le début, comme quelque chose de figé, presque indépendamment d’eux-mêmes – un amour socialisé, qui prend sa source dans les codes de la société bourgeoise de l’époque. Chacun tient sa place, l’amour est un ciment qui ne peut prendre que dans une société où les rôles de chacun sont définis. Or, dans la relation entre Lora Mae et Porter, les positions statutaires sont ébranlées par des processus internes, et on sent poindre chez Mankiewicz l’intérêt pour les grandes névroses qui nourrissent les passions et empêchent, dans le même temps, les couples de se former (cet intérêt connaîtra son apogée dramatique dans Soudain l’été dernier).

Addie Ross ou la sirène du hors champ

Et puis il y a Addie. Addie est cet idéal féminin auquel chaque épouse se confronte, mais qui focalise aussi le désir de chaque mari. Une sorte d’être parfait : pense aux anniversaires à la place des épouses, s’insinue dans la pensée des maris comme un prolongement d’eux-mêmes… Tout à la fois fraternelle, érudite, élégante par nature, bref : au-dessus de la mêlée. Elle est le point de fuite du film. Elle est cette femme à laquelle il manque une dimension : la dimension charnelle. Elle n’est que reflet : on la devine dans l’expression des personnages, elle s’ancre dans leur discours. C’est aussi elle qui raconte l’histoire, elle en est la matrice – du moins le croit-on. Sa voix est l’amorce d’un corps jamais montré, et pourtant désirable et désiré : désiré par les maris – posséder Addie – comme par leurs épouses – être comme Addie. Au fur et à mesure que les désirs se cristallisent autour elle, nous la désirons aussi. Tout spectateur est d’autant plus désireux de voir Addie qu’il sait bien qu’il ne la verra pas, que l’image du désir se dérobe toujours. Ici, elle est cachée par une plante, nous la devinons sur le sourire d’un mari subjugué, là c’est une silhouette floue et décentrée, là encore elle trône, impérieuse sur un piano, photographie dont nous ne voyons que le dos du cadre, cadre qui encombre tous les plans de la séquence. Car Addie se trouve à la distance inaccessible des sirènes, mi-personnage mi spectatrice de l’histoire. Le parfait trait d’union entre le spectateur et les personnages du film. Il faudrait définir ici une interzone, un espace médian entre la salle et la surface de l’écran. Une zone nourrie de l’imaginaire des spectateurs, qui doivent bien savoir, au fond d’eux, ce qu’ils attendent d’une telle femme… (Ah, je pense de plus en plus qu’un film est réussi s’il arrive à gérer le hors champ, c’est-à-dire à le bourrer d’un matériau désir que le spectateur modèlerait au gré de ses fantasmes, au fur et à mesure que le film se déroule).

[Attention : le passage suivant révèle en partie le dénouement de l’intrigue]

Mais quelque chose ne colle pas : l’idéal féminin est dévoyé. Cette femme, même si elle s’adresse directement à nous avec l’intention peut-être de trouver la connivence, n’arrive pas à la trouver. Addie Ross est trop sarcastique. Elle prend un malin plaisir à se jouer de trois femmes qui, par contraste, attirent la sympathie, car elles sont en chair et en os, car elles sont visibles, car elles sont humaines. Vers la fin du film, quand le suspense est à son comble, j’ai souhaité, en spectateur désireux de son propre confort moral, que cette femme idéale sur bien des plans le fût aussi sur le plan moral. Etais-je à ce point tombé dans le panneau que je ne voulais pas qu’on touche à l’Idéal féminin ? J’ai donc pensé qu’Addie avait orchestré cette histoire à seule fin de faire prendre conscience aux autres personnages de leur affection mutuelle. Une bonne blague quoi ! Au fond, je prenais Addie pour le double bienveillant du scénariste. La lettre d’Addie, trouble-fête, n’était qu’un prétexte qui permettait à chacune de ces femmes de traverser une épreuve et d’en sortir magnifiée et plus forte. Mais aussi plus amoureuse. C’est d’ailleurs véritablement ainsi que les choses se passent : les époux qui ne se parlaient plus se rabibochent ; les tracas s’envolent du moins temporairement dans un dénouement de conte de fées ; un regain d’amour baigne la scène finale. La réconciliation est unanime (on sait à quel point les obstacles surmontés s’accompagnent des réconciliations les plus spectaculaires). Réconciliations donc, mais au détriment de ce qu’avait imaginé Addie. Non, Addie n’est pas le scénariste du film puisque le scénario se joue finalement d’elle ! Addie est une femme aigre, envieuse d’un destin d’épouse, et finalement sadique. Peut-être même pas une femme. Juste un esprit malin, puisque sa seule manifestation physique est ce verre qui se brise à la toute dernière image du film (passage du principe de plaisir au principe de réalité ? Nous, maris, acceptons de ne plus jauger nos épouses à l’aune d’Addie Ross). En définitive, les personnages se dégagent de la narration d’Addie comme d’une gangue et lui coupent la chique. Il y a donc, en hors champ, la transformation d’un narrateur tout puissant (Addie) en personnage à part entière, pris dans le temps de la fiction ; ou bien encore la transformation d’un Idéal féminin intemporel en femme délaissée, prise dans une névrose de répétition, condamnée à l’échec amoureux. Pauvre Addie ! Qu’il est difficile d’incarner un Idéal ! (Ce basculement est à mon sens la plus grande originalité du film).

[Ceux qui n’ont pas lu le paragraphe précédent peuvent reprendre leur lecture ici]

Voilà ! Ajoutons à cela des personnages secondaires hauts en couleur, des enchaînements inouïs, avec des distorsions d’image et de sons (très hallucinogènes – du psychédélisme avant l’heure !) et nous tenons là un film parfaitement contemporain, loin d’être enchâssé dans son époque (le film est sorti en 1949). A voir et à revoir pour éviter un anachronisme : non, l’originalité et la pertinence ne sont pas nées avec le premier épisode de Desperate Housewives (série que, par ailleurs, j’apprécie beaucoup).

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